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L'inquiétude des champs
Conversation avec Mathilde Caylou, publiée dans Talweg 04, Pétrole Editions, 2016
Je ne sais pas si tous les champs se ressemblent ; en tout cas, lorsque j'entends Mathilde Caylou parler des agriculteurs qu'elle a rencontré, des sols labourés dont elle fait des empreintes puis des sculptures en verre, je pense à la campagne que je connais, aux paysans que je côtoie. D'une manière ou d'une autre, le paysage cultivé est le paysage que nous connaissons tous. C'est celui que nous traversons à bord des trains à grand vitesse qui parcourent le pays ; celui qui apparaît toujours dès lors qu'on s'éloigne du monde urbain. Si le sol, par définition, est à la base de toute chose, le sol rural semble l'être doublement.
Mathilde Caylou vit dans la campagne alsacienne, où elle a son atelier. Sa pratique toute entière se construit autour de l'influence du monde rural sur sa pensée et ses expérimentations, mais également sur l'interaction entre le travail de sculpteur, et celui de paysan. « J'ai grandi à Paris ; jusqu'à ce qu'elle devienne le sujet de mon travail, la campagne était quelque chose d'assez inhabituel pour moi. Je pense que c'est cette naïveté qui m'a amenée vers les champs : d'une certaine façon, j'associais cela à quelque chose de paisible, d'agréable – des vacances, en quelque sorte. C'est aussi pour cela que je me suis tournée vers l'agriculture : j'étais curieuse, et soucieuse de découvrir quelque chose qui déconstruise mon imaginaire, mes idées reçues », dit-elle pendant l'entretien qui s'est tenue en septembre 2016 avec Audrey Ohlmann et moi-même. Ou comment, face au sol qu'on cultive, creuse, écoute, les images mentales et les histoires qu'on se raconte se transforment.
Mathilde Caylou – Mon intérêt pour le paysage est apparu à la même période que mon intérêt pour la technique du verre : dans la construction de mon travail, ces deux aspects sont absolument reliés. Au moment où je découvrais un rapport nouveau au territoire, à la terre, j'apprenais une technique qui modifiait mon rapport à la création. Quand j'ai commencé à être attentive au paysage rural, j'ai eu envie de produire des formes qui puisse l'évoquer, mais sans passer par des représentations comme la peinture, la photographie… D'une certaine manière, mon parcours artistique, tant technique que conceptuel, s'est vraiment construit autour de ce désir de mettre en place une interaction nouvelle avec le paysage. Je voulais être dans un rapport direct, un enregistrement : « extraire » la réalité, en prendre un morceau. La technique du moulage, qui consiste à faire l'empreinte d'une surface ou d'un relief, m'est alors apparue comme la meilleure façon de procéder.
Nina Ferrer-Gleize – On est donc ici à la genèse de ta pièce « Là où j'ai attrapé l'air », qui est un ensemble de plusieurs bulles de verre soufflé, chacune à partir de moulages de parties de sols agricoles.
Mathilde Caylou – Oui. Après avoir réalisé le premier moule, j'ai eu envie de souffler dessus, de fabriquer des bulles d'air à partir de ce relief. Après quelques utilisations, le plâtre du moule commence à cuire en surface à cause de la chaleur du verre en fusion : il s'érode et perd ses reliefs. Je suis retournée à la campagne, et j'ai fait d'autres moulages, j'ai prélevé d'autres sols.
Dans l'atelier, toutes ces bulles côte à côte semblaient re-créer une surface, le relief d'un champ fait de plusieurs champs.
J'ai eu envie de suspendre ces bulles, de jouer sur l'apparente légèreté qu'on attribue généralement au verre du fait de sa transparence. On a tendance à l'associer naturellement à quelque chose d'aérien, de vaporeux, alors qu'en réalité c'est une matière à base de silice, qu'on extrait du sol. Ainsi, étant du côté de la fabrication, je trouvais ça tout à fait naturel, logique, d'utiliser du verre pour parler du sol et du travail agricole. Le verre est quelque chose d'extrêmement terrien, d'extrêmement résistant, qui sollicite énormément le corps : certaines de mes bulles pesaient jusqu'à 8kgs, et les souffler me demandait un grand effort physique. Pour autant, à les regarder, elles paraissaient légères et fragiles.
Je voulais jouer sur ce contraste, qu'un parallèle se mette en place entre le sol et le ciel. En suspendant les bulles en hauteur, de sorte que le spectateur se trouve au-dessous, la terre se transformait en voûte céleste. Malgré tout, certaines personnes ont eu des réactions intéressantes, face à cette pièce : ils refusaient de se mettre en dessous, jugeant cela oppressant, et dangereux. Bien sûr, le verre est également associé à quelque chose de cassant, donc c'était justifié. Mais d'une certaine manière, ce qu'il craignait était de se retrouver sous le sol de verre, de se retrouver au dessous de la surface de la terre – et en effet, cela est angoissant.
Audrey Ohlmann. – D'où vient ce titre, « Là où j'ai attrapé l'air ? »
M.C. – Pour suspendre les boules, j'ai dû les fermer par des bouchons de cristal, donc j'ai véritablement « enfermé » mon souffle à l'intérieur. D'autre part, le procédé du moulage procède également pour moi d'une sorte de « saisie » : je fixe un espace, je le ramène avec moi. Je suis très intéressée par la façon dont le plâtre vient combler les espaces vides, les endroits où il n'y a pas de terre. Quand je fais des empreintes dans le sol, j'ai l'impression de rendre visible des bouts d'atmosphère : d'une certaine manière, j'attrape l'air, je le fige et j'inverse ainsi la situation géographique, puisque le moulage agit sur le principe du positif/négatif : ce qui était matière devient air, ce qui était air devient matière.
N.F-G. – Tu utilises l'expression « objet de contemplation » pour désigner tes pièces, plutôt que « sculptures », ou « installations ». Tu sembles ainsi insister davantage sur le statut du spectateur, que sur le statut de la pièce elle-même. Tu donnes un indice sur la façon dont on peut appréhender ton travail...
M.C. – C'est quelque chose auquel je tiens beaucoup, en effet. La contemplation est l'état dans lequel je suis avant qu'une pièce n'existe, avant que je ne moule un sol. Je me promène, je marche beaucoup. J'observe le milieu dans lequel je me trouve, j'essaie de comprendre comment il se forme.
Selon moi, la contemplation est le premier déclencheur d'une pensée consciente de notre environnement. Regarder, regarder encore, regarder mieux, d'une certaine manière c'est déjà porter de l'attention, être vigilant, soigneux. J'ai envie que le spectateur puisse se mettre dans cette position.
Dans mes pièces, le sol n'est pas forcément reconnaissable, ou en tout cas pas immédiatement. Est-ce parce qu'on ne prend pas le temps de regarder assez longtemps ? Ou pas assez précisément ? Ou est-ce que parce que finalement, le sol est quelque chose qu'on ne regarde jamais en tant que tel ?
La clarté du verre, sa légèreté, provoquent le même genre de sentiment : on a l'impression d'en avoir fait le tour, de l'avoir saisi dans sa totalité, tant sa transparence est totale. Comme le sol, c'est quelque chose qu'on ne regarde jamais en tant que tel : plutôt, on regarde à travers, on le « traverse » – on regarde à l'intérieur et autour d'un objet en verre, on regarde le sol pour éviter des obstacles, observer des plantes, la terre, nos pieds…
Pour voir vraiment le sol, comme pour voir le verre, il faut regarder longtemps, il faut rentrer à l'intérieur de la matière. La contemplation, pour moi, c'est cela : parvenir à s'intégrer à un espace, à une substance, avoir l'impression d'en faire partie, de faire corps avec ce qu'on regarde.
Dans mes pièces, j'essaie de créer des espaces qui nécessitent une attention poussée, afin de re-découvrir quelque chose, de le voir comme on ne l'a jamais vu. D'une certaine manière, le contraste apparent entre la matérialité d'un sol, et l'apparence du verre suspendu, amène ceux qui regardent à perdre leurs repères, à se fier uniquement à ce qu'ils voient, et pas à ce qu'ils savent.
N.F-G. – Tu opères des déplacements de matières, de contextes, et par ce biais, tu crées des dispositifs qui sollicitent l'attention, qui donne du temps et de la place au regard. Dans la tradition représentative du paysage, héritée du romantisme, un grand rôle est accordé au point de vue, à l'importance d'un lieu défini et fixe duquel on peut regarder la nature, donner libre cours à sa pensée. Lorsqu'on parle d'observation ou de représentation de paysage, semble toujours revenir cette question de la contemplation, et avec elle, celle du « regard vrai », nécessaire à l'établissement d'un lien entre soi et le monde. Or, chacun a fait cette expérience lorsqu'il se retrouve face à l'immensité d'un paysage : on ne sait pas où regarder, sur quoi concentrer son attention. On se perd. J'ai l'impression que la technique du moulage, en te permettant d'extraire des morceaux, contribue à encourager le regard à focaliser son attention sur un endroit précis.
M.C. – Oui, et c'est pour cette raison que j'ai choisi de m'en tenir au sol. Je ne savais pas par où commencer, et le sol agricole, plan, à l'aspect relativement simple, m'a permis de simplifier mon rapport au paysage.. Le moulage m'oblige à m'approcher, à restreindre mon champ de vision à un périmètre limité : en me concentrant sur un détail, j'ai l'impression de fixer la mémoire d'un lieu, de saisir quelque chose de plus général. En observant les reliefs, les mouvements, je suis comme face à un paysage réduit, miniaturisé : or, le sol est le reflet du travail de l'homme. Il donne une multitude d'indices sur son milieu : en m'appropriant ces petites portions, en les mémorisant par l'observation et l'empreinte, j'ai l'impression de créer mon propre point de vue sur un paysage plus large, d'en comprendre la structure globale.
A.O. – Tu dis que le sol est le reflet du travail de l'homme ; justement, j'ai le sentiment que, bien que ton travail soit principalement axé autour d'une réflexion sur la matière, sur les formes et le paysage, il parle aussi beaucoup de l'humain. Le sol est un lieu de contact, c'est à sa surface que le corps se tient et évolue : son relief, son usure, ses marques révèlent, comme tu le disais, des indices de nos actions, de nos comportements. Tu as parlé de l'implication physique très forte imposée par le travail du verre ; or, être agriculteur est également très physique. Le corps des paysans est très marqué par ce travail du sol, c'est assez caractéristique. Sans que le corps ne soit jamais directement montré dans ton travail, il est très présent.
M.C. – Ça n'est pas volontaire, mais c'est là, c'est vrai. Dans le travail du verre, on fait l'expérience de ce rapport au corps très vite. Face à un four à fusion, on se prend 1150 degrés de plein fouet, c'est impressionnant. Je sais que je ne pourrais jamais être une souffleuse à haut niveau, parce que je n'en ai pas les capacités physiques. Les souffleurs qui ont fait ça toutes leurs vies ont un peu les mêmes physionomies que les paysans : souvent trapus, les épaules très larges et des mains épaisses pleines de corne à l'intérieur.
A.O. – En partant à la rencontre du paysage, tu es aussi partie à la rencontre des paysans, en quelque sorte.
M.C. – Le jour où j'ai fait mon premier moulage, j'ai rencontré un agriculteur qui se trouvait sur ses terres. Je lui ai parlé de mon projet, on a commencé à discuter et petit à petit une relation s'est construite. Il a compris que je m'interrogeais sur le travail du sol aujourd'hui, dans une période où beaucoup de choses sont remises en question au niveau des types de productions. Il m'a présenté à d'autres agriculteurs qui s'interrogeaient sur leur métier, sur la façon dont leurs actions avaient un impact sur l'état de leur sol, sur l'environnement, etc. On en a beaucoup discuté, et ses conversations ont nourri et fait évoluer mon travail.
Très vite, j'ai perçu une analogie entre le travail du sol et celui de matières comme le verre ou la céramique. Avec leurs outils agricoles, les paysans façonnent, modèlent la terre, et ce sont leurs gestes qui vont donner une apparence particulière à la surface du champ. Chacun de ces gestes, chacune de ces formes sont liés à une période de l'année, à une étape de la production. C'est la matière meuble de la terre qui rend visible le travail des paysans, leurs actions, le temps passé.
C'est à leur contact que j'ai réalisé l'importance fondamentale de l'agriculture sur notre relation au paysage : la France est un pays très rural, c'est tout un domaine professionnel qui modèle notre environnement, l'espace dans lequel on évolue.
N.F-G. – À ce propos, Jean-Christophe Bailly écrit d'ailleurs : « En France, la surface des terres d'usage agricole (champs, prairies, vergers, etc.) est d'environ 32 millions d'hectares, pour un territoire occupant un peu plus de 55 millions d'hectares. […] L'imprégnation agricole et même paysanne demeure structurellement inscrite dans les comportements et les affects de la plus grande partie de la population. Il est étrange dès lors de constater combien peu la campagne et les problématiques liées à l'agriculture ont été prises en compte du point de vue des métiers du paysage[1] ».
M.C. – C'est exactement ça. Pour parler du paysage, il m'est apparu fondamental d'aborder la question de l'agriculture, et il fallait commencer par le sol. Aujourd'hui, je cherche vraiment à explorer la relation qui se crée entre le paysage, ceux qui le fabriquent et ceux qui le regardent. Mes moulages, mes empreintes rendent compte de ces moments où, dans un lieu donné, j'ai compris quelque chose de ces interactions.
A.O. – La question du geste semble aussi être très présente et participer de ce rapport que tu entretiens avec le sol et le territoire cultivé.
M.C. – Oui, c'est un des points sur lesquels je vois un parallèle entre mon travail et celui de l'agriculteur. Pour eux comme pour moi, il y a le façonnage d'une matière, les contraintes physiques que cela implique, les outils, des gestuelles particulières. Bien sûr les applications restent complètement différentes, mais il y a vraiment un dialogue. Et puis, avec l'idée de geste, il y a l'idée de rituel et de régularité, qui sont des choses très importantes tant dans le travail agricole que dans celui du verre.
Mais les analogies sont nombreuses : par exemple, l'importance accordée à l'observation et l'intuition, la connaissance sensible du territoire qui ne passe pas forcément par le langage. Les actions et les décisions des paysans découlent de leur regard. Je l'ai dit, c'est cette observation libre, cet état « contemplatif » qui me guide vers certains endroits du sol. D'une certaine manière, je suis influencée par la façon dont les paysans se déplacent et regardent le territoire.
En fait, je dirais que les deux pratiques se rejoignent, dans la façon dont je les perçois : les agriculteurs cherchent, modèlent, comme nous cherchons et modelons. D'autre part, la technique de l'empreinte, que j'utilise, me semble dire quelque chose d'important : comment une matière influe sur une autre, comment un territoire ou un milieu peut modeler un individu… pour les agriculteurs, cette question de laisser son empreinte, d'avoir un impact mais aussi de transmettre quelque chose, est essentielle et le procédé que j'emploie contribue à soulever ces interrogations, à rendre visible ces interactions.
N.F-G – Cela fait maintenant plusieurs années que tu travailles autour de ces problématiques. Comment ta pratique a-t-elle évolué ?
M.C. – Je pense que je n'ai pas fini d'explorer ce rapport au sol. À chaque fois que je fais un nouveau moule, le motif change et m'amène ailleurs. Et surtout, mes réflexions et mes envies se déplacent au contact des paysans. Mon compagnon est agriculteur, et aujourd'hui je vis avec lui à la campagne, près de la ferme. Cet environnement fait partie de mon quotidien, donc je n'ai plus du tout la même attitude que quand j'ai commencé.
Au départ, mon intérêt pour le sol, ses reliefs, ses accidents, était principalement esthétique. Maintenant je le vois différemment, et lorsque je réalise des moules de champs aujourd'hui, c'est toujours relié à une histoire qu'on m'a raconté ou à un événement particulier qui est advenu.
Par exemple, en juin il y a eu de très fortes pluies, et ça a été une catastrophe pour les récoltes. Les sols sont complètement imbibés, trop humides. À cause de cela, beaucoup de vers de terre sont morts noyés. Or, pour les paysans, les vers de terre sont très importants : ce sont eux qui aèrent le sol et le travaillent. Un sol en bonne santé et un sol dans lequel on va trouver plein de vers de terre. Depuis le mois de juin, les champs sont jonchés de vers de terre morts. J'ai fait un moule de ces sols-là, et ça m'amène vers une autre pièce, un autre propos.
La disparition des vers de terre est une conséquence du labour intensif : le sol est fragilisé, la terre se délite, il y a des coulées de boue… ça n'est pas naturel. En Alsace, une petite association milite pour le non-labour, justement pour prévenir la dégradation des sols et la disparition des vers de terre, qui sont absolument nécessaires pour le sol : ce sont eux qui font ce travail de labour, qui tournent et aèrent la terre.
En labourant la terre, on l'étouffe : on enterre ce qui était à la surface, à l'air libre. On fait cela dans l'idée d'éliminer les mauvaises herbes, de « nettoyer » le champ : mais la matière organique qui poussait à la surface va alors manquer d'air et pourrir. À l'inverse, si on laisse les dépôts végétaux à la surface, les vers de terre vont les dégrader progressivement et les intégrer au sol par leurs déplacements.
Un jour, j'ai accompagné un agriculteur dans un champ qui n'avait pas été labouré depuis quinze ans. Quinze ans ! Et bien, le sol était recouvert de ce qu'on appelle en langage technique le « lombrimix[2] ». Les vers de terre étaient revenus et avaient repris leur travail. La terre était en pleine santé, aérée, sans labour. L'agriculteur a tapé du pied très fort sur le sol : j'ai penché la tête vers la terre, et j'ai entendu les frottements et les mouvements de tous les vers de terre un peu affolés par le tremblement. C'était très impressionnant, d'entendre cette rumeur souterraine. J'ai fait un moulage de ce sol : les turricules, toutes les traces laissées par les vers de terre, ressemblent à des fossiles.
A.O. – Tu parles de ce groupe d'agriculteurs qui milite pour une autre approche... On a l'impression qu'aujourd'hui, il est difficile de dissocier le monde agricole d'un certain militantisme. C'est un milieu qui est malmené, qui est difficile. L'enjeu n'est pas de savoir si ton travail est « engagé », mais il me semble que ces questionnements sont au coeur de ta pratique.
M.C. – Oui, je sens que mon travail est à présent davantage relié à des problématiques écologiques. Mais je ne suis pas une spécialiste, et je n'ai pas envie d'être dans la revendication ou dans l'affirmation. Mais j'y pense, et c'est présent. Disons que mon travail est imprégné de l'inquiétude que je ressens et que je perçois autour de moi. Je l'entends, je le constate, et je l'intègre presque inconsciemment.
Il faut dire que ces problématiques conditionnent le travail de la plupart des paysans que je côtoie. Mon compagnon réfléchit sans cesse à la bonne manière de traiter ses champs, de trouver un juste milieu entre l'agriculture conventionnelle, intensive, et l'agriculture biologique. C'est difficile de se positionner entre ces deux pôles, avec tout ce qu'on entend, entre le poids de l'industrie et le discours culpabilisant de ceux qui prônent le tout-biologique – démarche qui impose un investissement financier très lourd, un grand risque que beaucoup d'agriculteurs ne peuvent pas prendre. Mais les agriculteurs qui m'entourent ne sont pas fatalistes. Ils essaient de trouver des solutions, de manière indépendante et locale. Ils ne dépendent pas des syndicats dont on entend souvent parler à la radio ou à la télévision. Ils essaient de faire en sorte que ça bouge à leur échelle, en petit comité, plutôt que d'attendre que quelque chose de plus étendu ou général se passe dans les hautes sphères. Ils cherchent, ils essaient.
D'une certaine manière, la difficulté pour les agriculteurs de faire reconnaître leur statut, d'être moins tributaire de décisions politiques et d'allocations ponctuelles, rejoint la difficulté qu'ont les artistes à sortir d'une grande dépendance aux institutions et aux subventions. Si nous étions payés correctement lorsqu'on fait une exposition ou une conférence, notre statut et notre travail seraient perçus différemment, et le mot « indépendant » prendrait son sens. Je ne suis pas militante, mais je me sens proche des agriculteurs, de part ce statut. Par ailleurs, je suis convaincue que les questions écologiques auxquels ils doivent faire face nous concernent tous, quel que soit notre milieu. Tout cela contribue à ce que ma pratique artistique soit à présent imprégnée d'une dimension critique liée à une réflexion sur ce contexte.
Je constate d'ailleurs que je suis davantage influencée aujourd'hui par des artistes qui parlent de ces questions environnementales, que par le travail du verre par exemple. L'exposition Sublime, au Centre Pompidou-Metz, m'a beaucoup intéressée. Je me suis sentie entourée par un groupe d'artistes dont la pratique semble dialoguer avec la mienne. J'aime notamment beaucoup le travail d'Olafur Eliasson… et récemment j'ai lu Face à Gaïa, de Bruno Latour. Il se place à la croisée de plusieurs disciplines (philosophie, sociologie, économie, écologie etc). J'y ai vu des connexions avec mon travail et mes réflexions, notamment lorsqu'il insiste sur l'existence d'une nouvelle ère géologique, l'ère « anthropocène », dans laquelle nous serions depuis les années 1940 et témoigne de l'impact très significatif de l'homme sur la planète : « Pour la première fois dans la géohistoire, on [a déclaré] solennellement que la force la plus importante qui façonne la Terre, c’est celle de l’humanité prise en bloc et d’un seul tenant. D’où le nom proposé, celui de l’Anthropocène (cène pour « nouveau », anthropos pour « humain »). […] Tant qu’on restait dans l’Holocène, la Terre demeurait stable et à l’arrière-plan, indifférente à nos histoires. […] Si l’Holocène est terminée, c’est la preuve qu’on est entré dans une période nouvelle d’instabilité : la Terre devient sensible à nos actions et nous, les humains, devenons quelque peu géologie[3] ! »
N.F-G – Je viens de réaliser que la légende qui raconte l'invention des boules de Noël en verre est en fait complètement liée à ces problématiques écologiques : une année de grande sécheresse a conduit à une pénurie de pommes, et pour qu'il y ait quand même quelque chose à accrocher sur les sapins pour les fêtes, un verrier aurait soufflé des pommes en verre. En quelque sorte, le fait de venir se substituer à la terre, de venir combler un de ses manques, une faiblesse, est presque caractéristique de la technique du verre. J'ai l'impression que d'une certaine manière tu te places dans cette continuité.
M.C. – Oui, c'est vrai. D'ailleurs, il y a une autre légende autour du verre qui m'intéresse beaucoup : selon Pline l'Ancien, un groupe de marchands phéniciens se serait arrêté sur les rives du fleuve Bétus pour manger. Sous le feu qu'ils avaient fait pour préparer leur repas, la terre sableuse se serait transformée en verre, à cause de la chaleur. C'est bien sûr impossible, étant donné la température qu'il faut atteindre pour obtenir du verre en fusion – mais cette histoire permet d'insister sur l'origine extrêmement terrienne du verre.
Ces deux légendes sont importantes, elles participent complètement de cette imbrication, cette corrélation que je fais entre le sol, le paysage, la technique du verre et les problématiques environnementales.
J'accorde beaucoup d'intérêt aux histoires que j'entends : elles disent quelque chose de notre vision du monde, mais aussi de la façon dont on travaille, dont on crée. Et puis en les écoutant, en les découvrant, je saisis quelque chose de mon travail que je n'avais pas prévu, ni imaginé. Des connexions s'établissent naturellement. Ça m'encourage à penser que je suis sur la bonne voie, qu'il y a quelque chose de naturel et de cohérent derrière tout ça – du sens, malgré et contre tout.
Mathilde Caylou, entretien avec Audrey Ohlmann et Nina Ferrer-Gleize, retranscrit et rédigé par Nina Ferrer-Gleize, septembre 2016
[1]Jean-Christophe Bailly, Introduction, in Les Cahiers de l'École de Blois, n°9, « Terres Cultivées », Ecole Nationale Supérieure de la Nature et du Paysage, Éditions de la Villette, 2011, p.9
[2]Lombrimix : Dépôt des déjections des vers de terre dans et sur le sol qu'ils habitent. Le terme a été inventé par Marcel B. Bouché, agronome spécialiste des vers de terre (voir son livre Des vers de terre et des hommes : découvrir nos écosystèmes fonctionnant à l'énergie solaire, Actes Sud, Arles, 2014)
[3]Bruno Latour, Face à Gaïa : huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, coll. Les Empêcheurs de tourner en rond, 2015, Paris, p.148-149